GUSTAVE FLAUBERT





MAXIME DU CAMP – GUSTAVE FLAUBERT

(1850-1851)

 

Maxime du Camp et Gustave Flaubert furent en Grèce pour un peu plus d’un mois. Les deux amis, arrivés de Constantinople, débarquèrent au Pirée le 19 décembre 1850, et passèrent cinq jours de quarantaine au lazaret. Leur programme de visites est limité, faute d’argent et de temps.

 

SOUVENIRS LITTÉRAIRES

 

[…] Le 15 décembre, nous montâmes à bord du Mentor, qui, le 18, déroula sa chaîne dans le port du Pirée, où Chateaubriand eut vainement cherché le douanier turc dont le sort lui faisait envie ; la Grèce aujourd’hui appartient à la Grèce. Nous avions hissé pavillon jaune, car, arrivant de Constantinople après avoir fait escale aux Dardanelles et à Smyrne, nous étions considérés comme pestiférés. On nous enferma, au lazaret, dans une chambre meublée de quatre murs blanchis à la chaux ; on nous interna, on nous enfuma, on nous soufra et, au bout de quatre jours de claustration, on nous lâcha. Nous avions mis le temps de réclusion à profit; je m’étais fait expédier de France Thucydide, Diodore, Athénée, Plutarque, Pausanias ; grâce à ce secours, les heures de quarantaine ne nous parurent pas trop longues. Gustave Flaubert, qui avait traversé l’Égypte, la Nubie, la Palestine, la Syrie, Rhodes, l’Asie Mineure et Constantinople sans entrain ni curiosité, s’anima dès qu’il eut mis le pied sur le sol de la Grèce. Les souvenirs de l’Antiquité, qu’il connaissait bien, se réveillaient en lui et lui promettaient des émotions. J’étais heureux de le voir s’intéresser à cette partie de notre voyage et aspirer au jour où, à cheval et côte à côte, nous irions vers Épidaure, vers Mantinée, vers Orchomène, vers Boesa, où est le temple d’Apollon Épicurius. Cette ardeur ne se démentit pas ; chaque soir, il prit ses notes, ce qu’il n’avait pas encore fait, si ce n’est par-ici par-là en Égypte. Toutes ses autres notes relatives à ce voyage d’Orient ont été transcrites sur les miennes à Paris, après notre retour.

J’eus une déception en arrivant à Athènes. J’avais compté y rencontrer Édouard Thouvenel, qui faisait fonction de chargé d’affaires ; il venait de rentrer en France. Au mois de janvier 1850, il avait vigoureusement appuyé la résistance du gouvernement hellénique contre l’Angleterre, qui avait envoyé quelques navires au Pirée pour réclamer le paiement d’une créance due à un Juif de ses protégés, nommé dom Pacifico. L’affaire fit quelque bruit en son temps, et, grâce à Thouvenel, se termina à l’avantage de la Grèce. Le ministre des Affaires étrangères à Athènes, était un certain Lombros, auquel Thouvenel insufflait son énergie et qui se promenait dans son cabinet en criant : «Palmerston ! Palmerston ! je t’apprendrai à te frotter à Lombros !» Ce fut cet incident qui détermina fortune politique de Thouvenel ; on sait jusqu’où il la mena. Il était mon proche parent, et j’avais de l’affection pour lui. Je n‘en dirai qu’un mot : il fut de mœurs irréprochables et ne spécula jamais ; il donna à la France trois départements, la Savoie, la Haute-Savoie, les Alpes-Maritimes, et il sortit des affaires plus pauvres, beaucoup plus pauvre qu’il n’y était entré.

Nous étions à peine installés depuis une heure à l'hôtel d’Angleterre lorsqu’un domestique ouvrit à deux battants la porte de notre salon et annonça : M. le colonel Touret. Uniforme bleu ciel, ajusté, serré, sanglé ; quatre croix au côté gauche ; chapeau à trois cornes surmonté de plumes blanches ; moustaches et impériale de neige ; la poitrine bombée, les épaules effacées, les talons rapprochés, les coudes en dehors, la tête de trois quarts ; tenue militaire irréprochable, salut courtois et martial : «Les rapports du Pirée m’ont annoncé votre arrivée, messieurs ; soyez les bienvenus. Je sais qui vous êtes et quel long voyage vous venez d’accomplir ; la France est aujourd’hui la reine des nations. Je suis le colonel Touret, ancien philhellène, commandant de place à Athènes, tout à vos ordres, messieurs, tout à vos ordres. J’ai connu Fabvier, qui n’était pas bon garçon tous les jours ; j’ai pris du service en Grèce, mais je n’en suis pas moins Français de cœur, comme de naissance ; j’ai chez moi les portraits de l’empereur, du roi Louis-Philippe, du duc d’Aumale, du général Cavaignac, du prince Louis Bonaparte, je vous les montrerai si vous me faites l’honneur de visiter ma demeure, l’humble demeure du soldat. Ma femme est une bonne créature ; je n’ai pas d’enfants. Vous serez reçus ici avec les égards qui vous sont dus. La Grèce qui vous intéressera ; le roi est absent, la reine est charmante. Je suis à votre disposition et votre humble serviteur.» Nous nous confondions en excuses, pendant que le vieux troupier renouvelait ses offres de service. Quel voyageur en Grèce ne se rappelle cet excellent homme, à tête de linotte, au cœur d’or, qui courait au-devant des Français, aplanissait toute difficulté pour eux et n’épuisait jamais son inépuisable complaisance. Il avait été lieutenant de lanciers pendant les dernières guerres de l’Empire, et fut entraîner par le mouvement qui poussa l’Europe à la délivrance de la Grèce. Il avait combattu a Chio, à Corinthe, à Modon, à Phalère ; il avait aidé à ravitailler l’Acropole assiégée ; il avait suivi la fortune de son pays d’adoption, s’y était attaché, et ne l’avait plus quitté.

Il représentait l’aventurier d’esprit étroit, de loyauté et de bravoure à toute épreuve qui, dans le pays où le sort l’a jeté, sert encore la mère patrie en s’efforçant d’être utile à ses compatriotes. Jamais on ne le trouvait en défaut ; à quelque heure que l’on eût recours à lui, il était prêt. Il nous fut précieux sous d’autres rapports, car il nous racontait les combats de la guerre d’indépendance, les embuscades des pallikares, la mort de Bourbaki et d’Odissefs, l’assassinat de Capo d’Istria. Nous retrouvions dans ses récits l’écho des préoccupations dont notre enfance avait été le témoin. Nous avions été bercés avec les romances célébrant les Albanaises au pied léger, nous avions entendu réciter les Messéniennes, nous avions tressailli aux salves d’artillerie annonçant la victoire de Navarin, et le premier livre de Victor Hugo que j’avais lu était Les Orientales. Nous étions tout pleins des histoires de Dramali, de Pipinos, de Botzaris ; nous tenions un héros, – c’en était un, – de cette haute aventure ; nous ne le lâchions pas, nous l’interrogions, et je dois dire qu’il se laissait faire avec complaisance. Il lui était doux de redevenir jeune et de reprendre pour nous la vie accidentée qu’il avait menée jadis à travers les montagnes qui sont le Parnasse et le Cithéron, sur le bord des rivières qui sont l’Ilissus et l’Alphée, sur des mers et sur des plaines qui se sont appelées Salamine, et Marathon. L’immortalité des lieux ajoute à leur grandeur et ceux qui combattaient contre les Turcs se souvenaient sans doute de ceux qui combattirent contre les Perses. Ce fut au colonel Touret que nous dûmes la bonne fortune d’être présentés à celui des Grecs vers lequel l’Europe regarda avec le plus d’admiration, à celui que Victor Hugo a chanté de préférence :

 

Canaris ! demi-dieu de gloire rayonnant !

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