Constantin Cavafis (1863-1933) et Alexandrie (celle du côté de l'Égypte), de

Mauro Giachetti

traduit de l'italien par M. Daskalopoulou

 

Nous présentons ici les extraits les plus significatifs de ce texte sur Constantin Cavafis. L'auteur expose d'abord la situation de l'Empire ottoman à la fin du XIXème siècle, au moment de l'intervention de Bonaparte en Égypte, et de la prise de pouvoir de Mohammed Ali qui se débarasse des mamelouks trop encombrants en 1811.

Mohammed Ali faisait partie des mercenaires envoyés en Égypte par le Sultan pour remédier à l'anarchie qui y régnait après le départ des Français. C'était un jeune et ambitieux officier d'origine albanaise, né à Kavala en Macédoine.

Mohammed Ali, devenu maître de toute l'Égypte, permit le développement économique en promouvant l'agriculture et en encourageant des étrangers de toutes nationalités à s'installer dans le pays. C'est à lui qu'est due, entre autres, l'introduction de la culture du coton, destinée à devenir l'élément fondamental de l'économie égyptienne.

Alexandrie, réduite pendant des siècles à un pauvre village de pêcheurs, reprit une nouvelle vie. Mohammed Ali, macédonien comme le premier fondateur de la ville, la sortit de son long sommeil et agrandit en y construisant des palais et des places; il fit réaliser des travaux pour améliorer l'exploitation du port, réactiva le trafic sur le canal Mahmoudieh qui unissait Alexandrie au bras canopique du Nil et, parconséquent, au Caire et à la Haute Égypte, de sorte que les flux, jusque-là dirigés de manière dispersée dans les zones secondaires du delta, confluèrent presqu'exclusivement sur Alexandrie dont le port devint l'un des plus importants de la Méditerranée. Il semblait que cette étrange Alexandrie était sortie à l'improviste de l'oubli après des siècles passés sans mémoire, pour revivre, dans la modernité du XIXème siècle, sa splendeur perdue.

(...)Diverses colonies étrangères se constituèrent très vite. Chacune d'elles se distinguait des autres en reproduisant dans son sein les traits culturels caractéristiques et les tendances politiques prédominantes de sa mère-patrie, en créant des associations culturelles, en publiant des livres et des journeaux. Les nombreuses revues littéraires, écrites surtout en grec, en français et en anglais, témoignaient d'une activité culturelle très intense; par ailleurs, des écoles, des églises, des hôpitaux et même des cimetières pour les communautés les plus nombreuses, furent édifiées. Dans le quartier de Chatby, la rue Platon séparait le quartier des écoles de la cité des morts. Les cimetières, séparés les uns des autres par des murs blancs, étaient divisés en deux vastes zones par la rue Anoubis. Aux deux cimetières israélites, situés l'un à côté de l'autre, succédaient le cimetière copte orthodoxe et le cimetière civil des livres penseurs, les trois cimetières anglais, le cimetière grec orthodoxe, puis les cimetières arménien orthodoxe, syrien catholique, arménien catholique et enfin, les deux vastes cimetières latins, situés le long de la rue menant à Aboukir où se trouvaient les cimetières musulmans. De l'autre côté de la rue Platon, se succédaient la British boys school, l'école italienne, l'école religieuse de jeunes filles, le lycé français et l'imposant collège Saint Marc. A proximité, se trouvait l'école grecque, l'Averoffio.

Cependant, quelles que fussent les colonies qui s'efforçaient de reproduire le style de vie de leurs métropoles respectives, il était inévitable que plusieurs facteurs comme la distance et la diversité de l'environnement modifient sensiblement leur manière Cavafis ne considérait pas la Grèce comme une entité délimitée par des frontières précises, mais comme une influence civilisatrice que la race grecque, à partir d'Alexandre le macédonien, avait exercée sans dédaigner de se mêler aux Barbares; c'est cette même influence qui avait permis la formation des grands royaumes hellénistiques et qui avait rendue possible le glorieux millénaire byzantin. Cavafis tenait pour fastidieux la pureté raciale et l'idéalisme politique.

Le type de civilisation qu'il préférait consis-tait en une sorte de ‘bastardy’ dans lequel aurait prédominé la disposition spirituelle hellénique et qui aurait accueilli, au cours des siècles, d'innombrables étrangers, suscitant par là-même des intéractions et des changements réciproques. Cavafis avait donc une vision toute personnelle de l'hellénisme. Une vision qu'il ne développa ni par hasard ni rapidement, mais qui fut le corollaire de ses expériences personnelles et d'un profond travail spirituel et psychologique. Peut-être la quintessence de sa conception réside-t-elle dans une parole - apparemment énigmatique - que Cavafis a prononcé devant Stratis Tsirkas (auteur de Cavafis et son époque, éd. Kedros): "Je suis moi aussi héllénique. Attention, pas hellène ni hellénisant, maisa hellénique."

Un examen des faits marquants de la biographie du poète permettra de mieux comprendre cette affirmation et de l'inscrire dans cette perspective particulière qu'il découvrit et de laquelle il réussit à modeler sa vision unique de l'hellénisme qui, de l'antiquité la plus reculée au XXème siècle, à travers Byzance, comprend aussi la vie et l'oeuvre de Cavafis.

Mais l'hellénisme que le poète découvrit de son avant-poste alexandrin n'était pas le même que celui idéalisé des romatiques et de nombre de ses contemporains

L'essai continue avec une évocation des poètes grecs du XIXème siècle et en particulier de Solomos dont les quatrains d'un poème fournirent les paroles de l'hymne national grec. Puis l'auteur reviens sur Cavafis.

 

(...) Il convient d'écouter de nouveau Forster qui affirme que Cavafis, toujours au-dessus de la mêlée, n'aurait jamais pu composer un hymne ni à la gloire de la monarchie ni en faveur des vénizélistes républicains; il éprouvait, de fait, une répulsion très marquée pour la politique. Mais si, de façon romantique, il ne composa effectivement aucun hymne, il sollicita, à l'âge adulte la citoyenneté grecque pour laquelle il abandonna donc sa qualité de citoyen britannique; il n'a jamais tiré profit de ce choix dans sa carrière d'employé auprès du Troisième cercle du service de l'irrigation qui dépendait du ministère des travaux publics contrôlé, à cette époque, par des fonctionnaires britanniques. Et, précisement parce qu'il n'était pas citoyen britannique, son statut de fonctionnaire fut toujours précaire, bien qu'il l'ait conservé de 1892 à 1922. Il semble que les ‘persécutions’ de la burocratie aient constitué, d'une certaine façon, un stimulant de la création artistique de certains poètes et écrivains; cela est le cas pour Cavafis et pour d'autres; pensons ici à Franz Kafka et à J. K. Huysmans.

Il a fallu beaucoup de temps pour que Cavafis parvienne à sa propre expression poétique, qu'il se libère des courants littéraires prédominants - grecs et européenns - et s'engage dans son chemin solitaire à travers un hellénisme accessible seulement par le biais de textes negligés par la plupart, à savoir un hellénisme basé sur des recueils d'inscriptions, des épitaphes fragmentaires, des traités d'histoire, des livres de numismatique, les oeuvres des Pères de l'Église - il aimait beaucoup Grégoire de Naziance -, de vétustes volumes conservés à la bibliothèque du patriarcat d'Alexandrie, tous documents qui, habituellement, servent plutôt aux activités de l'historien académique qu'à celles du poète. Cavafis s'est tourné vers un hellénisme peuplé des personnages et des événements moins connus de l'histoire grecque; ou, quand il a évoqué des personnages éminentsde cette histoire, il les a saisis à l'approche ou au moment de leurs défaites.

Avec la sensibilité virile qui la caractérise, Marguerite Yourcenar a observé que l'humanisme de Cavafis est différent du nôtre. Nous, nous avons trouvé dans l'héritage de Rome, de la Renaissance, de l'académisme du XVIIIème siècle, une image héroïque et classique de la Grèce, un hellénisme de marbre blanc avec au centre de son histoire, l'Acropole d'Athènes. L'humanisme de Cavafis, au contraire, passe par Alexandrie, l'Ionie, la Cappadoce, par une multitude de Grèces toujours plus éloignées de l'Âge d'or de l'hellénisme. C'est dans les royaumes hellénistiques des successeurs d'Alexandre, dans cités cosmopolites come Alexandrie et Antioche, que s'élabora cette civilisation grecque hors les murs où vinrent se fondre les apports étrangers, où le patriotisme de la culture prit le pas sur celui de la race. Mais déjà Isocrate appelait Grecs non seulement ceux dont les veines contenaient du sang grec, mais aussi ceux qui se conformaient aux coutumes grecques. Cavafis appartient entièrement à cette immense Grèce extérieure de l'esprit, née de la diffusion de la culture hellénique plutôt que de la conquête - patiemment formée et reformée au cours des siècles et dont l'influence civilisatrice peut encore être discernée dans de nombreuses régions du Lévant.

(article paru dans BULLETTIN FRANCO-HELLENIQUE de l'ASSOCIATION DES AMIS DE LA GRECE ET DE CHYPRE. 19 rue Erard, 75012 PARIS. Numéro 23 - Noel 1996)