We offer the friends of Hellenismos the famous episode of the Vrykolakas, or Greek Vampire, as witnessed and narrated by the French Traveller Joseph P. de Tournefort in the island of Mykonos,

The First of January, 1701

 

JOSEPH  P.  DE  TOURNEFORT

 

VOYAGE

D’UN BOTANISTE

 

L’ARCHIPEL GREC

 

Lettre 3

 

[…] à l’égard des cérémonies dont on vient de parler, elles varient suivant les lieux ; voici celles que nous avons vues pratiquer à Mycone, où nous passâmes un hiver.

    Dès qu’une personne a rendu l’âme, on sonne comme l’on fait dans ce pays-ci pour une messe basse ; les parents, les amis, les pleureuses font leurs complaintes autour du corps que l’on porte à l’église peu de temps après, le plus souvent même on n’attend pas qu’il soit froid : on s’en débarrasse sans s’informer s’il est mort, quoiqu’il fût encore en vie. Le convoi s’arrête au milieu de la principale place ; on y pleure fort amèrement, au moins en apparence ; les papas disent l’office des mort autour du corps, après quoi on le porte à l’église, où il est inhumé dès que l’on a récité quelques oraisons accompagnées de pleurs, de gémissements, de sanglots feints où véritables.

    Le lendemain on sonne encore les cloches ; on sert un colyva dans la maison, sur un tapis étendu par terre ; les parents, les amis, se rangent à l’entour ; on pleure pendant deux heures, tandis que l’on dit la messe des morts à l’église. Le soir on porte un autre colyva avec une bouteille de vin ; les parents et les enfants du mort qui sont mariés en envoient autant. Les plats sont distribués aux papas, qui récitent l’office ; chacun mange et boit comme il entend, à condition que l’on pleurera de temps en temps par bienséance.

    Le troisième jour au matin on envoie d’autres colyvas, et comme l’on ne dit qu’une messe par jour dans chaque église les papas prennent leurs plats et s’en vont célébrer dans leurs chapelles. Les autres jours jusqu’au neuf, on dit seulement des messes ; le neuvième jour on fait la même cérémonie que le troisième.

    Le quarantième jour après le décès, à la fin du troisième mois, du sixième, du neuvième et au bout de l’an, on répète la même chose que le troisième jour ; bien entendu que l’on ne manque pas d’y pleurer. Tous les ans les héritiers font porter le colyva à l’église, le jour du décès de leur père et de leur mère : c’est pour cette fois que la cérémonie se fait sans lamentation.

    Tous les dimanches de la première année du décès et quelque fois même de la seconde, on donne à un pauvre un grand gâteau, du vin, de la viande et du poisson ; le jour de Noël on fait la même charité, de manière qu’on ne voit passer dans les rues que des quartiers de mouton, des bécasses et des bouteilles de vin. Les papas en distribuent aux pauvres autant qu’ils leur plaît, et font bonne chère du reste, car toutes ces offrandes vont de l’église chez eux.

    Ainsi ces ministres ecclésiastiques ont plus de bien qu’ils n’en sauraient consommer, et d’ailleurs indépendamment du casuel de l’Eglise on les accable d’autres présents. Les héritiers pendant la première année donnent soir et matin aux pauvres la portion de viande, de pain, de vin et de fruit que le mort aurait mangé s’il eût vécu.

 

    Nous vîmes une scène bien différente et bien tragique dans la même île à l’occasion d’un de ces morts que l’on croit revenir après leur enterrement. Celui dont on va donner l’histoire était un paysan de Mycone naturellement chagrin et querelleur ; c’est une circonstance à remarquer par rapport à pareils sujets ; il fut tué à la campagne, on ne sait pas par qui, ni comment. Deux jours après qu’on l’eut inhumé dans une chapelle de la ville, le bruit couru qu’on le voyait la nuit se promener à grands pas, qu’il venait dans les maisons renverser les meubles, éteindre les lampes, embrasser les gens par-derrière, et faire mille petits tours d’espiègle. On ne fit qu’en rire d’abord ; mais l’affaire devint sérieux lorsque les plus honnêtes gens commencèrent à se plaindre ; le papas même convenaient du fait, et sans doute qu’ils avaient leurs raisons. On ne manqua pas de faire dire des messes ; cependant le paysan continuait sa petite vie, sans se corriger. Après plusieurs assemblées des principaux de la ville, des prêtres et des religieux, on conclut qu’il fallait, suivant je ne sait quel ancien cérémonial, attendre les neuf jour après l’enterrement.

    Le dixième jour on dit une messe dans la chapelle où était le corps, afin de chasser le démon, que l’on croyait s’y être renfermé. Ce corps fut déterré après la messe, et l’on se mit en devoir de lui arracher le cœur. Le boucher de la ville, assez vieux et fort maladroit, commença par ouvrir le ventre au lieu de la poitrine : il fouilla longtemps dans les entrailles, sans y trouver ce qu’il cherchait : enfin quelqu’un l’avertit qu’il fallait percer le diaphragme. Le cœur fut arraché avec l’admiration de tous les assistants. Le cadavre cependant puait si fort qu’on fut obligé de   brûler de l’encens ; mais la fumée confondue avec les exhalaisons de cette charogne ne fit qu’en augmenter la puanteur, et commença d’échauffer la cervelle de ces pauvres gens. Leur imagination, frappée du spectacle, se remplit de visions. On s’avisa de dire qu’il sortait une fumée épaisse de ce corps : nous n’osions pas dire que c’était celle de l’encens. On ne criait que vroucolacas dans la chapelle et dans la place qui est au-devant ; c’est le nom qu’on donne à ces prétendus revenants. Le bruit se répandait dans les rues comme par mugissements, et ce nom semblait être fait pour ébranler la voûte de la chapelle. Plusieurs  des assistants assuraient que le sang de ce malheureux était bien vermeil ; le boucher jurait que le corps était encore tout chaud ; d’ou l’on concluait que le mort avait grand tort de n’être pas bien mort, ou pour mieux dire de s’être laissé ranimer par le diable ; c’est la précisément l’idée qu’ils ont d’un vroucolacas. On faisait alors retentir ce nom d’une manière étonnante. Il entra dans ce temps-là une foule de gens qui protestèrent tout haut qu’ils étaient bien aperçus que ce corps n’était pas devenu roide lorsqu’on le porta de la campagne à l’église pour l’enterrer, et que par conséquent c’était un vrai vroucolacas : c’était là le refrain.

    Je ne doute pas qu’on n’eût soutenu qu’il ne puait pas, si nous n’eussions été présents, tant ces pauvres gens étaient étourdis du coup  et infatués du retour des morts. Pour nous qui nous étions placés auprès du cadavre pour faire nos observations plus exactement, nous faillîmes à crever de la grande puanteur qui en sortait. Quand on nous demanda c que nous croyions de ce mort, nous répondîmes que nous le croyions très bien mort ; mais comme nous voulions guérir, ou au moins ne pas aigrir leur imagination blessée, nous leur représentâmes qu’il n’était pas surprenant que le boucher se fut aperçu de quelque chaleur en fouillant dans des entrailles qui se pourrissaient ; qu’il n’était pas extraordinaire qu’il en fût sorti quelque vapeurs, puisque il en sort d’un fumier que l’on remue ; que, pour ce prétendu sang vermeil, il paraissait encore sur les mains du boucher, que ce n’était qu’une bourbe fort puante.

    Après tous ces raisonnements, on fut d’avis d’aller à la marine, brûler le cœur du mort, qui malgré cette exécution fut moins docile, et fit plus de bruit qu’auparavant ; on l’accusa de battre les gens la nuit, d’enfoncer les portes, et même les terrasses, de briser les fenêtres, de déchirer les habits, di vider les cruches et les bouteilles. C’était un mort bien altéré ; je crois qu’il n’épargna que la maison du consul chez qui nous logions. Cependant je n’ai rien vu de si pitoyable que l’état où était cette île : tout le monde avait l’imagination renversée, les gens du meilleur esprit paraissaient frappés comme les autres ; c’était une véritable maladie du cerveau, aussi dangereuse que la manie et que la tage. On voyait des familles entières abandonner leurs maisons et venir des extrémités de la ville porter leurs grabats à la place, pour y passer la nuit. Chacun se plaignait de quelque nouvelle insulte : ce n’étaient que gémissements à l’entrée de le nuit ; les plus censés se retiraient à la campagne.

    Dans une prévention si générale, nous prîmes le part de ne rien dire. Non seulement on nous aurait traités de ridicules, mais d’infidèles. Comment faire revenir tout un peuple ! Ceux qui croyaient dans leur âme que nous doutions de la vérité du fait venaient à nous reprocher notre incrédulité et prétendaient prouver qu’il y avait des vroucolacas par quelques autorités tirées du bouclier de la foi de Père Richard, missionnaire jésuite [le Père François Richard avait vécu longtemps a Santorin, au milieu du XVII siècle, où les traditions des vrykolakas sont autant sinon plus courantes]. Il était latin, disaient-ils, et par conséquent vous devez le croire. Nous n’aurions rien avancé de nier la conséquence ; on nous donnait tous les matins la comédie, par un fidèle récit des nouvelles folies qu’avait fait cet oiseau de nuit ; on l’accusait même d’avoir commis les péchés les plus abominables.

    Les citoyens les plus zélés pour le bien public croyaient qu’on avait manqué au point le plus essentiel de la cérémonie. Il ne fallait selon eux célébrer la messe qu’après avoir arraché le cœur de ce malheureux ; il prétendaient qu’avec cette précaution on n’aurait pas manqué de surprendre le diable, et que sans doute il n’aurait eu garde d’y revenir, au lieu qu’ayant commencé par la messe il avait eu, disaient-ils, tout le temps de s’enfuir et d’y revenir à son aise.

    Après tous ces raisonnements, on se trouva dans le même embarras que le premier jour ; on s’assemble soir et matin, on raisonne, on fait des processions pendant trois jours et trois nuits, on oblige les papas de jeûner, on les voyait courir dans les maisons le goupillon à la main, jeter de l’eau bénite et en laver les portes ; ils en emplissaient même la bouche de ce pauvre vroucolacas.

    Nous dîmes si souvent aux administrateurs de la ville que dans un pareil cas on ne manquerait pas en chrétienté de faire le guet  la nuit pour observer ce qui ce passerait dans la ville qu’enfin on arrêta quelques vagabonds qui assurément avaient part à tous ces désordres ; apparemment ce n’en étaient pas les principaux auteurs, ou bien on les relâcha trop tôt, car deux jours après, pour se dédommager du jeûne qu’ils avaient fait en prison, ils recommencèrent à vider les cruches de vin de ceux qui étaient assez sots pour abandonner leurs maisons dans la nuit : on fut donc obligé d’en revenir aux prières.

    Un jour, comme on récitait certaines oraisons, après avoir planté je ne sais combien d’épées nues sur la fosse de ce cadavre, que l’on déterrait trois ou quatre fois par jour, suivant le caprice du premier venu, un Albanais qui par occasion se trouva à Mycone s’avisa de dire d’un ton de docteur qu’il était fort ridicule en pareil cas de se servir des épées des chrétiens. Ne voyez-pas- pauvres aveugles, disait-il, que la garde de ces épées, faisant une croix avec la poignée, empêche le diable de sortir du corps ! Que ne vous servez-vous plutôt des sabres des Turcs ! L’avis de cet habile homme ne servit de rien : le vroucolacas ne parut pas plus traitable, et tout le monde était dans une étrange consternation ; on ne savait à quel saint se vouer, lorsque tout d’une voix, comme si l’on s’était donné le mot, on se mit à crier par toute la ville que c’était trop attendre, qu’il fallait brûler le vroucolacas tout entier, qu’après cela ils défiaient diable de revenir s’y nicher, qu’il valait mieux recourir à cette extrémité, que de laisser déserter l’île. En effet il y avait déjà des familles entières qui pliaient bagage, dans le dessin de se retirer à Syra ou a Tine. On porta donc le vroucolacas par ordre des administrateurs à la pointe de l’île de Saint-Georges, où l’on avait préparé un grand bûcher avec du goudron, de peur que le bois, quelque sec qu’il fût, ne brûlât pas assez vite par lui-même ; les restes de ce malheureux cadavre y furent jetés et consumés dans peu de temps ; c’était le premier jour de janvier 1701. Nous vîmes ce feu en revenant de Délos ; on pouvait bien l’appeler un vrai feu de joie, puisqu’on n’entendit plus de plaintes contre le vroucolacas ; on se contenta de dire que le diable avait été bien attrapé cette fois-là, et l’on fit quelques chansons pour le tourner en ridicule.

    Dans tout l’Archipel on est persuadé qu’il n’y a que les Grecs du rite grec dont le diable ranime les cadavres ; les habitants de  l’île de Santorin appréhendent fort ces sortes de loups-garous, ceux de Mycone, après que leurs visions furent dissipées, craignaient également les poursuites des Turcs et celles de l’évêque de Tine. Aucun papas ne voulut se trouver à Saint-Georges quand on brûla ce corps, de peur que l’évêque n’exigeât une somme d’argent pour avoir fait déterrer et brûler le mort sans sa permission. Pour les Turcs, il est certain qu’à la première visite ils ne maquèrent pas de faire payer à la communauté de Mycone le sang de ce pauvre diable, qui devint en toute manière l’abomination et l’horreur de son pays. Après cela ne faut-il pas avouer que les Grecs d’aujourd’hui ne sont pas grands Grecs, et qu’il n’y a chez eux qu’ignorance et superstition !